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Colloque « Ethique et éducation »

Fondation Ostade Elahi

mercredi 12 mars 2003

James Wimberley, Conseil de l’Europe1

Je commencerai en répondant au vaste défi que vous avez lancé en disant clairement qu’il n’y a pas de réponse unique au niveau de l’Europe à des défis qu’un seul grand pays comme la France n’est pas en mesure de résoudre lui-même. Il est clair qu’en élargissant le champ de discussion d’un pays aux 48 pays de la Convention Culturelle Européenne, aux 44 membres du Conseil de l’Europe, le canevas devient beaucoup plus large et la diversité interne de ces sociétés le devient encore plus. Aussi, une organisation internationale qui se situe perchée au-dessus de cette grande Europe est très distante du terrain. Et pourtant, je crois que les travaux du Conseil de l’Europe et notamment ce qu’on a fait sur les Droits de l’Homme apportent quelques éléments certes partiels mais pourtant importants et respectables pour votre débat.

Je ne suis pas un grand spécialiste de l’éducation à la citoyenneté, donc je vais commencer par un excursus personnel pour me permettre de prendre position par rapport à quelques questions qui ont été posées ce matin.

D’abord, je souscris entièrement à la distinction qui a été faite entre la morale et l’éthique en tant que différents niveaux d’analyse, on a besoin des deux. Si vous permettez une suggestion, c’est de considérer l’éthique comme la science de la morale, de même que la linguistique est la science du langage. Il est clair que le jeune enfant vit d’abord dans un monde moral, et non pas éthique, un monde de règles simples de conduite. L’enfant apprend à mentir à 3 ans !Il progresse vers l’abstraction où on peut parler de l’éthique. L’école maternelle ou élémentaire ne peut évidemment pas échapper à l’application de ces règles de morale.Le problème se situe au niveau de l’abstraction éthique qui peut intervenir dès le secondaire.

Deux remarques sur la morale : il existe une morale commune au monde. Ça ne va pas bien loin, mais l’américain D. Brown a recensé les universels humains dans plus d’une centaine de sociétés, et toutes les sociétés sans exception ont une liste de bien et de mal, et dans la liste du mal, ils condamnent le meurtre, ils condamnent le viol, ils condamnent l’inceste. Pour les biens, il y a une liste qui correspond plus ou moins aux biens cités par Homère : « les repas nous sont chers et la cithare et les danses et les vêtements propres, les bains chauds, l’amour et le sommeil ». Les bains chauds ne sont peut-être pas un bien universel mais je fais ce pari que tous ceux qui les connaissent les approuvent. Cela dit, dans cette morale commune, il y a autant d’éléments variables que d’éléments communs, elle est donc très incomplète et pose beaucoup de problèmes. Non seulement elle a autorisé des aberrations comme les mutilations sexuelles, localisées, mais plus largement, l’oppression, l’inégalité, la violence et le mépris de l’étranger.

Donc il existe une bonne et une mauvaise morale mais au niveau de l’éthique, on peut aussi parler de bonne et de mauvaise éthique. Parmi deux exemples, je citerai la morale léniniste selon laquelle la bonne fin, la révolution, le paradis communiste justifient absolument tous les moyens pour y parvenir. Pour donner un autre exemple de l’autre côté de la barrière, l’écrivain russo-américain Ayn Rand - qui n’est pas traité au sérieux par les philosophes et qui est pourtant assez lu outre-atlantique - déclare: « La seule base rationnelle pour toute relation humaine est le principe de l’échange ». C’est une éthique qui est une mauvaise éthique. L’intérêt de l’éthique n’est pas qu’elle offre plus de certitudes mais qu’elle permet de relever trois défis :

L’éthique elle-même a différents niveaux, comme toute science. Et souvent ce qui est logiquement fondamental n’est pas pour autant plus sûr. On peut citer la grammaire. La grammaire descriptive du français est bien établie depuis plus de deux cents ans, mais la grammaire fondamentale de Chomsky, la grammaire générative est toujours sujette à discussion. La mécanique céleste de Laplace est en elle-même parfaitement sûre avec la petite correction de Einstein, mais au niveau le plus fondamental de la cosmologie règne un désordre soixante-huitard épouvantable qui aurait profondément choqué l’excellent marquis.

Il en est de même en éthique et même au niveau des Droits de l’Homme. Les Droits de l’Homme, il me semble, se situent à un niveau relativement concret et pragmatique dans l’échelle de l’éthique. Certains écrivains essayent de fonder les Droits de l’Homme, trouvent une fondation philosophique dans la Théorie du Contrat Social, Locke, Rousseau, et dans notre siècle, John Rawls. Une autre approche est de celle d’Alexandre Kojève qui essaye de les fonder sur une analyse de la recherche de dignité et de respect comme une exigence humaine primordiale. On pourrait aussi prétendre que les Droits de l’Homme ont tout simplement évolué, ou ont été découverts comme des théories scientifiques, ou on peut même dire qu’ils ont été inventés.

Donc, les Droits de l’Homme n’ont pas de fondation unique, et Eleanor Roosevelt et René Cassin qui les ont ressuscités à la fin de la deuxième guerre mondiale, se sont bien gardés de les coller à une fondation spécifique unique. Ils ont cru que les Droits de l’Homme allaient s’enraciner dans différentes traditions religieuses et laïques humaines, et ils avaient tout à fait raison. Donc ce sont des initiatives pragmatiques autant que réfléchies. Si vous permettez une petite leçon de choses, je vous montre ce produit qui a été inventé, qui nous vient du pays du pragmatisme philosophique, c’est le fameux « duct tape » [que l’orateur déroule]) qui permet de réparer absolument tout, c’est très robuste, ça permet de réparer une tente, un tuyau, régler un différend domestique, et ainsi de suite. C’est très solide et c’est très moche, et je vous invite à considérer peut-être les principes éthiques en général, et les Droits de l’Homme en particulier, comme relevant en partie de ces caractéristiques du bricolage, mais du bricolage solide.

Les Droits de l’Homme ont réussi à rallier très largement le soutien des peuples d’Europe autour de l’instrument réussi qu’est la Convention Européenne des Droits de l’Homme, et je crois qu’ils fournissent un élément solide, une partie d’une éthique civique qui peut être proposée dans les écoles et les lycées. C’est un système très incomplet qui exclut le monde du relationnel privé, qui exclut le grand politique, les querelles entre les groupes et qui exclut les relations de l’homme avec son environnement et le monde naturel.

La Recommandation (2002) 12 du Conseil de l’Europe développe cette perspective d’intégration des Droits de l’Homme dans l’éducation à la citoyenneté dans deux affirmations. Ce texte est le résultat d’une assez longue série de travaux concrets. Il a donc passé, il me semble, le test de réalité. Le texte a aussi passé les tests bureaucratiques, les fonctionnaires timides du Ministères de l’Education, les ambassadeurs, etc. Dans ce domaine, la faiblesse d’une organisation inter-gouvernementale est peut-être un avantage, et donc je peux vous affirmer que ce texte est le fruit d’un consensus vraiment extrêmement large en Europe.

Le premier principe est que l’éducation à la citoyenneté est une responsabilité essentielle du système scolaire et qui doit être mise en œuvre, tant au niveau des pratiques de la communauté scolaire que dans les enseignements spécifiques de contenus. Le deuxième principe est qu’il convient de dépasser la simple instruction civique et de viser un apprentissage du respect des droits de l’autre. Il est clair donc qu’il est question ici d’une véritable éthique partielle de l’enseignement.

Un autre élément est fourni par une autre Recommandation sur l’enseignement de l’histoire, (2001)15. J’enparlerai brièvement parce que l’enseignement de l’histoire ne pose pas beaucoup de problèmes en France. Ce texte ne se contente pas d’affirmer une déontologie évidente, pas de mensonges ni de manipulations- hélas ce sont des rappels utiles dans les nouveaux pays membres - mais il préconise aussi un enseignement de l’histoire à perspectives multiples, c’est-à-dire pour la prise en compte de perspectives d’autrs groupes qule le nötredans les évènements passés et cela dans l’intérêt de la compréhension mutuelle, autant que de l’intégrité scientifique.

Un troisième élément est fourni par un nouveau projet sur l’éducation interculturelle et le dialogue entre les religions, qui a ouvert le sujet très sensible de la religion à l’école. C’est un nouveau projet et il n’existe pas encore de texte normatif. Un élément commun se dessine déjà. Il y a différents modèles pratiqués en Europe. Il y a la laïcité en France, - sauf en Alsace ;l’enseignement de la religion confessionnelle ; ou l’enseignement de la religion sur une base comparative. Mais à partir de ces trois modèles, il faut toujours aboutir à l’ouverture de l’esprit des jeunes aux croyances ou aux incroyances de l’autre, ce qui suppose des connaissances de base autour d’une disponibilité au dialogue.

Où est la place de l’éthique et la religion dans ce débat ? Il est clair que dans ce modèle où il existe un enseignement de la religion formelle, il est possible de mettre l’accent sur les aspects éthiques avec lesquels il y a beaucoup moins de différences entre les religions que dans les doctrines spécifiquement théologiques. Le résumé de la Loi de Jésus, et beaucoup de Chrétiens ne le savent pas, est tout simplement une citation de deux versets de la Torah.Le rabbin Hillel avait donné exactement la même réponse cent années plus tôt, à exactement la même question. Il existe des différences éthiques entre les religions, elles sont beaucoup moindres que dans les autres aspects.

Dans le système comme l’approche française, qui, d’une façon très intéressante, propose d’intégrer ou de renforcer la prise en compte de la religion comme fait de la société dans différentes disciplines, histoire-géographie, sciences sociales, littérature, etc., il est beaucoup plus difficile de faire rentrer systématiquement cet aspect d’analyse de l’éthique de la religion, donc c’est une question que je vous pose.

La difficulté présentée par ces principes assez consensuels, réside essentiellement dans la pratique. Un exemple est fourni par un rapport que nous avons fait sur l’enseignement de l’éducation à la citoyenneté dans les pays de l’Europe du sud-est. Dans tous ces pays, il existe de magnifiques politiques, plus progressistes que dans l’Europe Occidentale, mais la réalité ne suit pas.

Quelles sont les grandes difficultés ? Difficultés du côté des enseignants. Les enseignants peuvent définir leur tâche d’une façon trop restrictive qui exclut la dimension des valeurs. C’est le retrait. D’autres peuvent intégrer cette mission mais d’une façon monolithique et autoritaire. (Il est clair qu’en France, il y a beaucoup plus d’enseignants dans le premier camp que dans le second : il y a une tendance au recul, qui accepte la diversité mais qui ne s’engage pas.) Dans les anciens pays communistes, beaucoup avaient l’habitude d’enseigner une morale, une éthique qui leur était imposée. Ils ne savent pas comment réagir maintenant. Le troisième groupe accepterait volontiers la tâche, mais ils ne savent pas trop comment la mettre en œuvre, confrontés aux difficultés que vous avez mentionnées, Madame, les classes turbulentes, les conflits de valeurs dans la société, et enfin les hormones des adolescents. La solution à ce dernier point pourrait être simplement de commencer plus tôt.

Une deuxième série de difficultés est à mettre à la porte des décideurs. Dans ce domaine surtout, on risque le double langage, les beaux discours, dans des réunions comme celle-ci, dont on ne tire pas les conséquences au niveau pratique. Les décisions doivent suivre à deux niveaux. Primo, le calendrier scolaire pour ouvrir assez de temps à la matière, autrement on ne peut pas avancer, et enfin dans les incitations, les messages qui sont transmis par tout le système de gestion et de contrôle de l’enseignement public. Les enseignants ont le droit de savoir que le travail dans ce domaine est réellement prisé par la société dans son ensemble.

Là, on se heurte au problème de l’appréciation, des problèmes de mesure. A l’ancienne tyrannie des examens, on est en train d’ajouter une deuxième. Au niveau international, l’exercice PISA de l’OCDE, très réussi, établit une série de comparaisons internationales pour certaines dimensions des connaissances strictement cognitives, la compréhension, les mathématiques, et les connaissances de la science. Il n’est pas techniquement possible d’inclure dans cet exercice la dimension de l’éducation à la citoyenneté, et encore moins de l’éthique en tant que telle. Donc il est clair que ce système peut créer une dynamique perverse qui encourage encore une concentration sur ce qu’on peut mesurer pour éviter une partie essentielle de la mission de l’éducation. Toutefois, l’exercice PISA, pour terminer là-dessus, fournit un élément qui donne un peu d’espoir. L’OCDE a réussi à prouver qu’il n’y a pas d’arbitrage entre les performances sur leurs mesures et l’égalité, il n’y a pas de corrélation, on peut avoir de bonnes performances aussi bien dans les systèmes scolaires égalitaires autant que dans les inégalitaires ; donc autant avoir l’égalité parce que c’est un bien. Ils n’ont pas étudié la question de la dimension civique mais si vous regardez les trois pays qui viennent en haut du classement des performances cognitives, vous trouverez le Japon, la Corée du sud et la Finlande. Il est clair que ce sont trois pays qui investissent pas mal dans la socialisation à l’école, ce ne sont pas des pays qui négligent cet aspect. On peut être pour ou contre le système des valeurs qui est transmis par exemple au Japon. Le Ministère de l’Education lui-même essaye d’encourager un peu plus de liberté. Il y a donc un espoir de pouvoir avoir à la fois une performance cognitive et aussi une vraie éducation à la citoyenneté.

Je vous remercie.


(Note: the inelegant style reflects the oral and informal nature of the presentation)

1Transcription de l’intervention prononçée